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TROIS
Gaieté
Un après-midi, dans une grande ville d'un pays pluvieux,
j'aperçus sept ou huit voitures remplies d'enfants. Ils avaient été conduits le
matin à la campagne pour jouer sur l'herbe. Mais le mauvais temps les avait
obligés à rentrer prématurément, sous la pluie.
Malgré cela ils chantaient, riaient et faisaient aux passants
des saluts espiègles.
Par ce temps mélancolique, ils gardaient leur gaieté. Si l'un
d'eux s'était senti triste, les chansons des autres l'auraient égayé; et pour
les passants affairés qui entendaient les rires des enfants, il semblait un
instant que le ciel fût moins sombre.
Amr était prince de Khorasan et splendide dans son train de vie.
Lorsqu'il partait à la guerre, trois cents chameaux portaient les pots, les
casseroles et les plats nécessaires à sa cuisine.
Un jour, il fut fait prisonnier par le calife Ismaïl. Mais comme
l'infortune ne dispense pas d'avoir faim, Amr voyant son chef cuisinier près de
lui, demanda au brave homme de lui préparer un repas.
Il restait au cuisinier un morceau de viande qu'il mit sur le
feu dans .une marmite; puis il partit à la recherche de légumes pour relever un
peu le ragoût.
Un chien passant par là, renifla la viande et mit son nez dans
la marmite; sentant alors la chaleur du feu, il se recula brusquement, mais avec
tant de maladresse que la marmite le coiffa, et qu'il s'en fut ainsi, pris de
panique, sans pouvoir s'en débarrasser.
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Amr voyant cela, partit d'un éclat de rire.
— "Pourquoi, demanda l'officier chargé de le garder, riez-vous
alors que vous avez tout sujet d'être triste?"
Mais Amr, lui montrant le chien qui s'éloignait du camp au
galop, lui dit : "Je ris en pensant que ce matin même trois cents chameaux
n'étaient pas de trop pour transporter ma cuisine; et maintenant un chien suffit
à tout emporter!"
Amr prenait plaisir à être gai; il ne se mettait point en peine
d'égayer les autres. Il faut pourtant rendre justice à son joyeux esprit; s'il
pouvait plaisanter au milieu d'aussi graves difficultés, n'est-il pas en notre
pouvoir de sourire en dépit de soucis moins grands?
En Perse une femme vendait du miel. Elle avait de fort agréables
manières. Les clients se pressaient en foule autour de son étal. Et le poète qui
nous raconte son histoire, affirme que même eût-elle vendu du poison, on le lui
aurait encore acheté pour du miel.
Un homme acariâtre voyant quel grand profit elle tirait de ses
marchandises sucrées, se résolut à entreprendre le même commerce.
Il s'installa donc, mais sa figure derrière l'étalage de pots de
miel, était aigre. Il recevait d'un air renfrogné les acheteurs qui
s'approchaient. Aussi chacun passait en lui laissant sa marchandise. "Aucune
mouche ne s'aventurait sur son miel", dit le poète. Le soir venu, il n'avait
encore rien gagné. Une femme l'ayant remarqué, dit à son mari : "Le visage amer
rend le miel amer."
La marchande de miel ne souriait-elle qu'afin d'attirer les
clients? Espérons plutôt que sa gaieté tenait à son bon naturel. Nous ne sommes
pas dans ce monde uniquement pour vendre ou acheter.
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Nous devons y être comme les camarades
les uns des autres. Les clients de la bonne femme avaient l'impression que cette
marchande était aussi quelque chose de plus : elle était une gaie citoyenne du
monde.
Dans le cas suivant, dont je vais vous parler, l'esprit joyeux
jaillit comme l'eau d'une jolie source. Le personnage dont il s'agit n'avait
rien à faire avec le désir du gain et de la clientèle : c'était le célèbre et
glorieux Rama.
Rama tua Ravana le roi-démon aux dix têtes et vingt bras. Je
vous ai déjà conté le commencement de l'histoire. La bataille avait été terrible
entre toutes. Pour servir Rama les singes et les ours s'étaient fait tuer par
milliers. Et les corps de leurs ennemis les démons étaient entassés les uns sur
les autres. Leur roi était inanimé sur le sol. Mais comme il avait été dur de
l'abattre! Coup après coup Rama avait coupé ses dix têtes et ses vingt bras,
mais comme aussitôt cela repoussait, il dut les couper plusieurs fois de suite
et en si grand nombre, qu'à la fin il semblait que le ciel avait fait pleuvoir
des bras et des têtes.
Quand la terrible guerre fut terminée les singes et les ours qui
avaient été tués, furent rappelés à la vie, et se tinrent debout comme une
grande armée attendant les ordres.
Le glorieux Rama dont les manières demeuraient simples et calmes
après la victoire, considéra ses amis fidèles avec bienveillance.
Vibhishan, alors, qui devait succéder à Ravana sur le trône, fit
apporter pour les guerriers qui avaient si vaillamment combattu, une charretée
de bijoux et de vêtements somptueux.
— "Écoute, ami Vibhishan, dit Rama, élève-toi haut dans les airs et laisse tomber tes dons devant l'armée."
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Le roi fit ce qui lui était demandé. Du haut de son char élevé
dans l'air, il jeta des parures étincelantes et des robes aux belles couleurs.
Pour s'approprier les trésors qui tombaient, les singes et les
ours se précipitèrent, roulant les uns par-dessus les autres. Ce fut une joyeuse
bousculade.
Et Rama riait de bon cœur ainsi que sa femme, la dame Sita, et
Lakshmana son frère riait aussi.
Car ainsi savent rire les courageux. Rien n'est plus cordial que
la bonne et franche gaieté. Et le mot cordial a la même origine que le mot
courage. Dans les moments difficiles c'est, en effet, une sorte de courage que
la gaieté venant d'un esprit cordial.
Certes il n'est pas nécessaire de toujours rire; mais l'entrain,
la sérénité, la bonne humeur ne sont jamais de trop nulle part; et quels
services ils peuvent rendre! C'est grâce à eux que la mère rend la maison
joyeuse pour ses enfants; que l'infirmière hâte la guérison du malade; que le
maître facilite la tâche de ses serviteurs; que l'ouvrier stimule la bonne
volonté de ses camarades; que. le voyageur aide ses compagnons de route dans
leur dur voyage; que le citoyen entretient l'espoir dans le cœur de ses
compatriotes.
Et vous, filles et garçons joyeux, que ne pouvez-vous faire par
votre gaieté?
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